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Le journal de Virginia Woolf, soit tous les carnets écrits de 1915 à 1941, est paru aux éditions Stock en 2008. On a donc accès à l’intégralité de ces écrits, jusqu’alors seulement disponibles sous forme de sélections thématiques (par exemple le Journal d’un écrivain, compilation par Leonard Woolf des passages qui traitent de l’écriture).
Ce qui ressort d’abord de ces carnets, c’est le quotidien qu’ils donnent à voir : celui d’une femme féministe, sociable et souvent drôle, qui, très sarcastique, ne semble rendre visite à ses amis que pour mieux tirer d’eux des portraits souvent peu flatteurs, au mieux ironiques. On croise ainsi quelques célébrités – Freud est par exemple décrit comme « un vieux brasier dont la flamme vacille », l’Ulysse de Joyce est un « dévidoir d’indécences » (jugement qu’elle nuancera par la suite), et de Vita Sackville-West, son amie et amante, elle critique sans scrupules l’écriture, qu’elle juge sans génie. Virginia Woolf n’épargne personne, pas même elle-même – elle se soumet à de longues introspections, doute de ses livres, et avoue à la mort de Katherine Mansfield : « Je ne voulais pas me l'avouer, mais j'étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j'aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. »
Par la lecture de ce (très) long Journal donc, c’est directement dans la vie quotidienne de l’autrice que l’on entre, quitte à s’ennuyer de temps en temps, à la trouver un peu agaçante, un peu snob. On a un accès direct à la psyché d’une pratiquante du « flux de conscience », et le Journal sert parfois de terrain de jeux où expérimenter un style, un rapport au langage ou à la narration. La Virginia qui vit dans ces pages – et elle y vit très fort – est caustique et féroce, bien loin de la caricature maladive à laquelle elle est souvent renvoyée. Sa dépression, qui lui a coûté la vie en 1941, y perce cependant, surtout dans les dernières années. On la trouve moins dans ses mots que dans les longues périodes où elle cesse d’écrire, les « blancs » dans le déroulé du quotidien, les migraines qui surgissent tout à coup et la rendent incapable de faire quoi que ce soit. Dès 1915 ainsi, alors que son tout premier roman, La traversée des apparences, est sur le point de paraître, Virginia est prise d’une de ces périodes d’intense tristesse, qui bloque tout à fait ses capacités d’écriture et dont elle ne parvient à sortir que par de laborieux efforts d’intelligibilité – on en suit la progression au fil des pages et cette crise marque un changement radical dans le ton du journal.
La longue période couverte par ces carnets fait du temps un personnage principal, avec lequel dialoguent l’autrice comme le lecteur : le second chemine aux côtés de la première et la voit grandir, vieillir, voit ses réflexions évoluer et suit le cours d’une vie racontée, page par page, au gré de descriptions détaillées des menus événements du quotidien. L’entrée dans cette intimité n’est jamais voyeuriste – l’autrice est consciente que ce journal peut avoir des lecteurs – et toujours y fusent des fulgurances typiquement woolfiennes : « J'écris dans cette atmosphère sordide d'asile de nuit que crée toujours l'approche d'un départ. », « La vie est un rêve ; c’est le réveil qui nous tue. ».
« J'espère pouvoir considérer ce journal comme une ramification naturelle de ma personne – une plante plutôt ébouriffée et envahissante, qui déploierait un mètre de tige verte pour ses fleurs ».
(À noter qu’un Journal d’adolescence existe aussi chez Stock, qui rassemble les carnets écrits de 1897 à 1909.)
Pauline V.
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