“Je suis anéantie, la joie de vivre m’a quittée, et j’aspire à la mort, mes amies ! Celui en qui je mettais tout, le voici devenu, je m’en rends bien compte, le plus scélérat des hommes, lui, mon mari!” ainsi s’ouvre la tragédie Médée d’Euripide. Le personnage aveuglé par sa douleur ne fait que proclamer son aspiration à la mort et sa haine contre son mari. Le tragique grec Euripide (480-406) avant JC reprend ici la légende bien connue de la magicienne Médée et de sa vengeance contre son mari, Jason l’Argonaute, qui a su gagner la protection divine en allant récupérer la Toison d’Or en Colchide. Il opte toutefois pour une des versions les moins connues, à cette époque (Sophocle dans sa Médée, n’avait par exemple pas opté pour ce dénouement tragique), qui inclue l’infanticide de Médée.
Cependant, si l’auteur puise dans une matière déjà bien utilisée, ce n’est pas sans faire d’innovations. Le tragédien rapproche par exemple le monde tragique de Médée du quotidien en donnant la parole à des petites gens (une servante ouvre ainsi la tragédie avec un monologue) et en humanisant des héros nobles. Cette vulgarisation de la tragédie a été beaucoup critiquée par ses contemporains, Aristophane dans son dialogue des Grenouilles met en scène un Eschyle qui reproche à Euripide “son goût pour le bavardage et les mendiants”.
Néanmoins, ce n’est pas cette humanisation des personnages qui est la grande innovation de Euripide, mais surtout l’épaisseur psychologique qu’il donne à ses personnages. Les personnages tragiques d’Euripide sont en proie à des dilemmes, à des interrogations, à des pensées tumultueuses, ce qui leur donne une certaine humanité. Certains critiques ont même parlé d’Euripide comme l’inventeur des récits psychologiques. La Médée d’Euripide est ainsi contrastée, pleine de mystères, et passe d’une émotion à une autre. La complexité du personnage est d’autant plus perceptible par le lecteur que l’auteur accorde à Médée plusieurs monologues dans lesquels elle balance entre son instinct maternel (“Dépossédée de vous [ses enfants] je traînerai une vie de chagrin en portant votre deuil [...] Le coeur me manque, amies, en voyant le regard radieux de ces petits ! Non, je ne pourrai pas [...]”) et ce qu’elle se représente comme une fatalité : devoir tuer ses enfants (“Un acte terrible, mais inévitable, c’est lâcheté de ne pas l’accomplir. Allons, ma main, ma misérable main, prends le poignard, prends !”). Le lecteur comprend ainsi que le personnage de Médée est déraisonnable, aveuglé par sa souffrance et réfléchit selon une logique biaisée. Cette description des émotions rend la magicienne plus accessible, compréhensible et moins monstrueuse. On pourrait même presque affirmer que cela permet au lecteur d’avoir de l’empathie pour le personnage de Médée qui possède une certaine bravoure, un certaine courage, à l’inverse du personnage de Jason qui est décrit comme un lâche et un naïf qui se laisse manipuler par son ancienne femme. La sympathie du lecteur pour le personnage de Médée se matérialise dans les chants du choeur et les paroles de la Servante qui plaignent son malheur et déplore la trahison de Jason : “Mais je dédie aussi ma plainte à ta douleur, / mère, dont le malheur fait celui de ses fils, / toi qui vas égorger tes enfants pour venger / ton lit conjugal que, sans foi ni loi” (cf parole du choeur)
Enfin, la dernière innovation d’Euripide - et la plus intéressante à mon sens - est l’importance de l’interrogation et de réflexions sur des questions universelles. Les personnages et surtout le coryphée ont une posture philosophique et interrogent certains aspects de la vie humaine. Le chef du chœur dans un de ses monologues s’interroge par exemple sur la difficulté d’élever ses enfants : “Ceux qui voient fleurir au sein de leur foyer une douce lignée, ils sont à tout moment harcelés de soucis : comment faire d’abord pour les bien élever ? où trouver les ressources à leur laisser pour vivre ?...”. Tandis que Médée réfléchit dans ses monologues sur certains sujets - qui peuvent sembler très modernes pour l’époque d’Euripide - comme la condition de la femme et la difficulté du mariage : “De tous les êtres doués de vie et de pensée, c’est bien nous autres femmes qui sommes le rameau le plus misérable. Pour commencer il nous faut, par surenchère de dot, nous acheter un époux - et c’est un maître que nous recevons pour notre corps, ce qui rend plus mauvais encore ce mauvais marché”. Cette importance du questionnement dans la tragédie se matérialise par l’introduction d’une morale presque épicurienne à la fin de la pièce, prononcée par le chœur : “Du haut de son Olympe Zeus règle maintes et maintes choses. Maintes fois, nul ne s’attendait à ce qu’accomplissent les dieux : ce qu’on prévoit n’est pas réalisé ; à l’imprévu le Ciel livre passage … Tel est le dénouement de cette tragédie.” Les dieux sont donc bien présents mais ne se préoccupent pas forcément du sort des hommes ce qui explique la présence de malheurs et de méfaits dans le monde humain.
_________________________________________________________
Je ne peux que vous recommander la lecture de cette pièce d’Euripide et si vous l’avez particulièrement appréciée plongez-vous donc dans d’autres reprises de ce mythe (mes préférées étant la pièce de Jean Anouilh et l’occitane ,plus contemporaine, de Max Rouquette).
Marie B.
Comentários